Dans le paysage numérique actuel, un phénomène fascine autant qu’il déroute : la prolifération de contenus absurdes et volontairement incohérents sur les réseaux sociaux, un mouvement que l’on pourrait résumer sous le terme de génération “n’importe quoi”. Il suffit de quelques minutes sur TikTok, YouTube Shorts ou Instagram Reels pour tomber sur une vidéo où quelqu’un mime une situation improbable, relève un challenge absurde ou superpose des effets sonores qui n’ont aucun lien entre eux. Pourtant, ce chaos apparent génère des millions de vues, des réactions enthousiastes et un engagement massif.
Une culture du non-sens : du Kamoulox aux vidéos cringy
Ce culte du non-sens n’est pas tout à fait nouveau. Il s’inscrit dans une tradition bien française d’humour absurde, incarnée jadis par les sketchs de Kad et Olivier et leur célèbre “Kamoulox”, où des règles illogiques s’enchaînent avec un sérieux désarmant. Ce genre de contenu repose sur une mécanique : détourner les codes du sens commun pour produire une forme d’humour où l’inattendu et l’irrationnel sont rois. La différence aujourd’hui, c’est que cette logique a quitté le théâtre ou la scène télévisée pour s’ancrer dans les logiques algorithmiques des plateformes sociales.
Pourquoi ce succès fulgurant du non-sens ?
Parce que le non-sens capte l’attention. Dans un flux constant de contenus standardisés, le cerveau est attiré par ce qui rompt le rythme, ce qui déconcerte. L’algorithme, qui détecte ce qui est rapidement rejoué, partagé ou commenté, le promeut aussitôt. De là naît une boucle virale où l’étrange devient le nouveau normal. Des vidéos montrant quelqu’un déguisé en banane récitant les conjugaisons en criant, ou des challenges comme le “Skibidi Toilet” où des visages humains sortent de cuvettes en chantant, ne sont plus des bizarreries : elles sont mainstream.
Ce phénomène révèle aussi un changement dans la manière dont les jeunes générations perçoivent l’identité et l’humour. La logique de l’absurde permet de s’exprimer sans avoir à être “parfait”, “drôle” au sens classique ou “intéressant” au sens académique. Le ridicule devient une forme de liberté, un manifeste anti-pression sociale. Créer une vidéo délibérément “cringy” (gênante) est une manière de se réapproprier le droit à l’auto-dérision, au lâcher-prise, voire de défier les normes attendues du contenu “propre”.
Génération n’importe quoi : les mécaniques virales de l’absurde sur les réseaux
Pour comprendre le succès des vidéos absurdes, il faut se pencher sur leur structure. La plupart ne dépassent pas 30 secondes, vont droit au but, et contiennent un élément de surprise. Elles détournent souvent des formats déjà populaires, parodient des tendances existantes ou les poussent à l’extrême. Un challenge consistant à se brosser les dents avec un poireau ou à répondre à une question sérieuse en dansant frénétiquement dans un costume de hot-dog semble absurde… mais est calibré pour être mémorable.
Voici quelques caractéristiques fréquentes de ces contenus :
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Effets sonores décalés : des bruits de pets, des “bwaaaa” ou des extraits de dessins animés mal découpés.
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Mise en scène volontairement amateur : flou, mauvaise lumière, montage haché.
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Références internes absurdes : des mots inventés (à la Kamoulox), des situations hors-contexte.
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Auto-parodie : le créateur anticipe qu’on se moquera de lui, et s’en amuse.
Cette mise en scène du non-sens est en réalité extrêmement stratégique. Elle vise à créer une communauté d’initiés, qui comprennent les codes implicites de ce type de contenu. Si vous riez d’un “Skibidi Toilet”, vous êtes dans le coup. Si vous ne comprenez pas, c’est aussi le but : vous devenez l’observateur dépassé, comme un adulte qui regarde un épisode de Kamoulox en espérant y trouver une logique narrative.
Les marques l’ont bien compris et tentent d’entrer dans ce jeu, souvent maladroitement. Certaines campagnes publicitaires essaient d’imiter ce ton “cringe-absurde” pour toucher les jeunes, au risque de créer un malaise encore plus grand. Mais la sincérité est difficilement duplicable. Ce qui fonctionne dans la génération “n’importe quoi”, c’est l’authenticité du délire partagé entre pairs.
Pourquoi le non-sens attire autant : entre exutoire et langage codé
Au-delà de l’effet comique, ce type de contenu remplit plusieurs fonctions sociales et psychologiques. D’une part, il constitue une soupape de décompression dans un monde saturé d’informations anxiogènes et de normes de productivité. Réaliser une vidéo absurde, c’est s’autoriser une pause mentale, se reconnecter à l’enfant intérieur, faire quelque chose “juste pour le fun”.
D’autre part, cela fonctionne comme un code générationnel. Créer ou consommer ce genre de contenu, c’est appartenir à un groupe qui rejette les conventions, même numériques. C’est dire : “je comprends ce que tu veux dire sans que tu aies à le dire”. Le non-sens devient alors un langage implicite, une forme d’humour de l’intérieur qui lie les créateurs et leur audience.
Enfin, cela permet une déstabilisation volontaire des codes. Là où les générations précédentes cherchaient à se construire par opposition idéologique, la génération “n’importe quoi” choisit la déconstruction joyeuse, ludique, parfois nihiliste, mais souvent bienveillante. Elle joue avec les formats, les expectations, les émotions. Comme une partie géante de Kamoulox où tout est permis, à condition que ce soit fait avec enthousiasme.
En ce sens, ces contenus ne sont pas “vides de sens”, mais “riches en contre-sens”. Ils témoignent d’un monde hyper-connecté où l’ironie, la mise en abyme et la saturation deviennent les nouvelles règles du jeu culturel.
📌 En résumé
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Le succès du contenu absurde repose sur la rupture de logique et la surprise.
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Il fonctionne comme exutoire, langage générationnel et outil de cohésion communautaire.
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Cette esthétique esthétiquement chaotique cache souvent une grande créativité et une volonté de résister à la standardisation.